Introduction
Transcription des arrêts
Les Archives Départementales de la Gironde (ADG) conservent, dans des liasses mensuelles dûment classées par Gabriel Loirette au siècle dernier, 47 arrêts manuscrits du Parlement de Bordeaux au rapport de Montaigne. Dix d’entre eux sont entièrement autographes, si ce n’est la note du président fixant le montant des épices et la date d’enregistrement par le greffier (en haut à gauche, une sorte de ij ou y surmonté d’un ° est-elle aussi de lui ?). Les autres ont été écrits par deux ou trois clercs différents sous le contrôle, voire la dictée du rapporteur Montaigne, qui les a parfois amendés ou brièvement complétés de sa main en interligne ou dans la marge. À une exception près, il les a tous signés. À deux exceptions près, il a écrit lui-même, en une ou deux colonnes, la liste des président(s) et conseillers présents, peut-être selon l’ordre dans lequel chacun avait été invité à faire connaître son avis de juge. À chaque fois, son propre nom clôt la liste, suivi ou non de la mention ‘rapporteur’ (relator en latin). Ce nom, ‘Montaigne’, se retrouve aussi dans quelques 350 autres arrêts au rapport de tel ou tel collègue, comme conseiller ayant participé aux délibérations et à l’élaboration de la sentence commune (liste finale), ou bien comme commissaire député par la cour (corps du texte). Ce chiffre doit encore être précisé.
Si Paul Bonnefon avait déjà publié cinq des arrêts autographes au rapport de Montaigne parmi un plus grand nombre d’autres au rapport de La Boétie, qu’il tenait à montrer plus assidu que son ami, c’est à une jeune universitaire américaine récemment décédée, Katherine Almquist, que revient l’insigne mérite d’avoir patiemment exploré, liasse après liasse, une bonne partie du fonds correspondant aux années où il fut conseiller à la Première Chambre des Enquêtes du Parlement de Bordeaux. Elle a pu ainsi découvrir un arrêt autographe qui avait échappé à la sagacité de Loirette, publier quatre autres arrêts que n’avait pas vus ou retenus Bonnefon, et surtout montrer, grâce à son étude des listes de conseillers présents, que Montaigne avait travaillé plus activement qu’on ne le pensait aux travaux du Parlement. Tâche ardue, surtout quand on l’effectue seul(e), que ce dépouillement de liasses où le nom de ‘montaigne’ (écrit aussi ‘montagne’, ‘mõta(i)gne’, ‘montanhe’, ‘montanie’, ‘montanye’) se distingue parfois bien mal, selon les mains des conseillers (Rignac, Eymar, Bruzac, La Boétie, très lisibles ; Merle, Fayard, Gascq, plus approximatifs) des ‘merignac’, ‘montaignac’, ‘monents/monenhs/monench’ ou ‘martonie’ !
Autre difficulté : la présence simultanée à la cour de deux Eyquem ou Montaigne, Raymond l’oncle et Michel le neveu, entre décembre 1557 (admission de Michel au Parlement) ou plutôt novembre 1561 (inscription avérée de Michel à la Première Chambre des Enquêtes), et juin 1563 (mort de Raymond). Quand il n’est pas précisé ‘Montaigne le Jeune, ce qui permet de les distinguer, c’est seulement le fait que l’oncle siège à la Grand’Chambre ou à la Tournelle (année 1562-1563), et que ses collègues ne sont par conséquent pas les mêmes que ceux de son neveu. Son ancienneté lui vaut d’ailleurs d’être placé dans les premiers de liste, au contraire de Michel. Après juin 1563, plus d’hésitation, mais la mention ‘eyquem’ ne pouvant plus désigner que ce dernier, la recherche devrait donc aussi considérer la possible présence de ce patronyme dans la partie du corpus comprise entre cette date et celle qui clôt l’activité de Montaigne comme conseiller, en juillet 1570. K. Almquist avait envisagé cette possibilité, à ce qu’il semble, mais sans recherche systématique sur ce point. Effectuée dans le cadre d’une mission récente des BVH aux ADG, la découverte, par Evelien Chayes, de trois ‘eyquem’ dans des arrêts de septembre 1563 au rapport de Makanan, incite en tout cas à poursuivre l’enquête, heureux si l’on rencontre de surcroît des pièces curieuses ou communes insérées entre les arrêts, telles que celles que notre équipe a pu relever en passant : parmi plusieurs relevés de ‘faits objectifs’ ou ‘griefs’, de ‘causes à plaidoyer’, d’‘acquiescements à réception d’arrêt’ ou de listes de témoins, la liste des artisans de Bordeaux ayant adhéré à la ‘nouvelle religion’, un procès où figure le père de Montaigne, la récusation de Michel de Montaigne et de nombreux autres juges dans une affaire de séquestration et peut-être de viol, l’invitation d’un président assurément humaniste à ‘géhenner’ le suspect avec modération… Sans oublier la rencontre fortuite d’un dessin, d’un poème.
Pour s’en tenir aux seuls arrêts dont Montaigne a été le rapporteur, la présente édition numérique répond à sa manière, bien que trop tard, à un souhait dont Katherine Almquist m’avait fait part : que nous précisions ensemble, à partir de copies issues de microfilms, les transcriptions qu’elle n’avait fait qu’ébaucher dans ses notes de 2003 (très nombreux crochets d’incertitude, cinq arrêts non transcrits). Dans la mesure où il permet, par-delà l’examen in situ, de disposer de fac-similés numériques de très bonne résolution, donc de pratiquer grossissements et contrastes, le partenariat entre les BVH et les ADG réalisera en quelque sorte le vœu de notre regrettée collègue dès qu’une mise en ligne de ces fac-similés offrira la possibilité de comparer les images fournies par les ADG et mes transcriptions (à ma demande amendées ou confirmées sur quelques points par Pierre Aquilon).
Deux états de transcription sont ici proposés : diplomatique et régularisé. - Diplomatique, ou plutôt quasi-diplomatique, c’est-à-dire aussi près que possible de l’original, ratures et surcharges comprises, mais avec résolution des abréviations et, autographes mis à part, distinction parfois aléatoire des majuscules et minuscules, bien claire chez Montaigne, mais non chez ses amanuenses de profession, pour qui les majuscules L, R et I, par exemple, peuvent être aussi de simples lettres initiales de mots ou de lignes. - Régularisé, ou peut-être un peu plus, car quelques chevilles sont insérées entre crochets, ainsi que des équivalences syntaxiques ou lexicales (crochets encore, mais caractères italiques et de taille inférieure), outre la régularisation proprement dite : distinctions i/j et u/v, insertion d’apostrophes, accentuation, généralisation des majuscules à l’initiale des noms propres et au début des phrases ou items, quelques corrections de détail (les lettres supprimées sont alors placées entre parenthèses), normalisation graphique des noms des conseillers, et surtout introduction d’une ponctuation raisonnée, indispensable à une bonne compréhension de la structure syntaxique. Pour mieux apprécier le rôle de scansion dévolu à certaines majuscules dans le document original (« Condamne », par exemple), on pourra toujours se reporter au premier état de transcription, dépourvu de toute ponctuation.
Dans les deux cas est préservée la distinction des trois parties du texte constituant l’arrêt, introduites par des formules consacrées que la mise en page mettait en valeur : « Entre … Et … » (noms, qualités, mobiles et positions respectives des comparants ou de leurs mandants), « Vu… » ou « Vu le procès » (présentation par le rapporteur des pièces du procès sorties du sac issu du greffe), « Il sera dit… » (décisions de la cour, condamnation, dépens). Un jeu de couleurs permet par ailleurs de distinguer les mains : rouge pour Montaigne, gris foncé pour les clercs, bleu pour le président, turquoise pour le greffier, et noir pour l’éditeur. Chaque pièce est numérotée de 1 à 47 selon l’ordre chronologique, après le rappel de la cote donnée par les ADG (liasse et pièce), puis la date de l’arrêt (quand il y a deux millésimes, le second est en nouveau style, même si ce dernier n’a été adopté au Parlement de Bordeaux qu’à partir du 1er janvier 1566) et enfin les références aux publications éventuelles auxquelles il a déjà donné lieu. Soit : ‘PB (1893)’ pour Paul Bonnefon, « Arrêts du Parlement de Bordeaux concernant E. de La Boétie et M. de Montaigne, ou rendus sur leur rapport », Archives historiques de la Gironde, 28, 1893, p. 121-147 — ‘KA (1998)’ pour Katherine Almquist, « Cinq arrêts du Parlement de Bordeaux, autographes inédits de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 9-10, 1998, p. 13-38), et « Judicial Authority in Montaigne’s Parliamentary Arrêt of April 8, 1566 », Montaigne Studies, vol. 10, 1998, p. 213-228 — ‘KA (notes 2003)’ pour désigner des notes imprimées déposées aux ADG, en 1999, puis, après corrections au crayon, confiées à mes soins en 2003 (j’en ai communiqué depuis les doubles à E. Chayes, M. Magnien, A. Tournon) — ‘AL (2008, 2010)’, pour A. Legros, « Montaigne rapporteur. Dix arrêts du Parlement de Bordeaux, premiers témoins de sa pratique du français écrit », Journal de la Renaissance, vol. 6, 2008, p. 293-304, et Montaigne manuscrit, Paris, Editions Classiques Garnier, 2010, p. 103-133 — ‘AL (num. 2014)’ pour la présente édition numérique de 47 arrêts au rapport de Montaigne, dont 37 inédits.
Peut-être vaudrait-il mieux parler de dictum que d’arrêt, les pièces que nous examinons ne devenant arrêts qu’une fois lues à haute voix par le rapporteur devant la Chambre qui en a jugé, si ce n’est la Grand’Chambre elle-même. On trouvera sur la procédure suivie à Bordeaux tous les éclaircissements nécessaires aux entrées ‘Magistrature’ (KA), ‘Carrière de magistrat’ et ‘Parlement de Bordeaux’ (A.-M. Cocula) du Dictionnaire de Michel de Montaigne publié par P. Desan (Paris, Champion, nouvelle édition, 2007), ou encore dans le récent ouvrage d’Elise Frêlon sur Le Parlement de Bordeaux et la « loi » (1451-1547) (Paris, de Boccard, 2011), ainsi que dans les livres et articles fondamentaux et bien connus d’André Tournon, toujours attentif à discerner ce que le style de Montaigne écrivain pourrait devoir à son ancienne pratique de rapporteur. On pourra aussi consulter, ici-même et joint à chaque arrêt transcrit, un glossaire des mots et locutions juridiques qui aidera à lire ces écrits difficiles, que le futur auteur des Essais a sans doute trouvé fastidieux, même s’il s’est alors acquitté de sa tâche avec la même application que ses collègues. Et si, comme K. Almquist qui en avait fait sa familia bordelaise et fictive, on s’intéresse de plus près à ces collègues, on pourra enfin consulter les listes de conseillers d’une des quatre Chambres du Parlement telles qu’elles étaient arrêtées solennellement en novembre, à chaque rentrée parlementaire , du moins dans ces belles copies des XVIIe et XVIIIe siècles intitulées « Registres Secrets » (RS) qui se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France (BnF, Manuscrits, Richelieu) et aux Archives municipales de Bordeaux (AMB). A toute fin utile et pour finir cette longue introduction, voici, d’après ces sources, en quelle compagnie se trouvait Montaigne quand il siégeait à la Première chambre des Enquêtes, où il traitait surtout d’affaires de succession, d’immobilier ou d’endettement, mais aussi, pour une année, à la Tournelle, chambre chargée des affaires criminelles. « Et lorsque l’occasion m’a convié aux condamnations criminelles, écrira-t-il plus tard, j’ai plutôt manqué à la justice […] Les jugements ordinaires, s’exaspèrent à la punition par l’horreur du méfait. Cela même refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre m’en fait craindre un second. Et la laideur de la première cruauté m’en fait abhorrer toute imitation. » (Essais, III, 12).
Alain Legros, 31 janvier 2014