Térence annoté par Montaigne
Comoediae, Bâle, H. Froben et N. Episcopius, 1538
Localisation : Collecton privée.


Introduction
Images du Térence
Notes manuscrites de Montaigne


Introduction

Plus de 200 annotations autographes en latin comprenant des citations grecques et latines référencées : le Térence de 1538 annoté par Montaigne est, avec le Lucrèce de 1563, l’une des deux découvertes ou redécouvertes majeures des dernières décennies. Et cela, d’autant plus que ces deux auteurs anciens seront aimés et pratiqués durablement par celui des Essais, où P. Villey a relevé plus d’une vingtaine de citations, exactes ou approximatives, de Térence —dont une adaptation du fameux « Homo sum humani a me nihil alienum puto » (« Je suis homme, rien d'humain ne m'est étranger »), inscrit aussi en bonne place au plafond de la « librairie ». Dans « Des livres » (II, 10), Montaigne parle en ces termes de celui qu'on surnomma «l’Africain», à ses yeux très au-dessus de l’Arioste : « Quant au bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l’ame, et la condition de nos mœurs : à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grace nouvelle. » Pour se procurer ce plaisir, Montaigne pouvait aussi prendre sur ses étagères l’édition de Robert Estienne (1541) qu’il possédait également, mais qu’il n’avait pas annotée. Ou encore tel autre exemplaire d’une autre édition…

Publiée par A. Salles ou G. Percival Best (Bulletin des Amis de Montaigne, n° 4, 1938, p. 21-22, article non signé), la première description du Térence de 1538 ayant appartenu à Montaigne rendait compte d’une bonne partie de la page de titre, mais elle plaçait par erreur deux devises au bas de cette page, et surtout elle se contentait de signaler la présence de nombreuses notes marginales latines et grecques sans en relever aucune, donc sans se poser la question de leur attribution. Grâce à l’initiative et à l’obligeance d’un proche des propriétaires actuels de l’ouvrage, j’ai eu depuis la chance de pouvoir aller plus loin dans l’examen de l’original et d’éditer pour la première fois l’ensemble de ces autographes dans Montaigne manuscrit, Paris, Editions Classiques Garnier, 2010. Reprenant ici cette publication à nouveaux frais et selon un autre protocole, je peux aujourd’hui apporter cette précision supplémentaire sur la provenance : le volume a appartenu à un membre de la famille Gaufreteau (nom présent en page de titre, mais cancellé), famille apparentée à celle de Montaigne d’où était sorti le manuscrit de la « Cronique bourdeloise », daté par J. Delpit de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle. C’est aussi à cette époque que le Térence de Montaigne a été relié, sans doute pour la première fois, et rogné à cette occasion. De là un nécessaire et délicat travail de restitution conjecturale (le moins possible) analogue à celui qu’il a fallu mener pour l’Ausone de l’Université Bordeaux-Montaigne, le César du Musée Condé de Chantilly, le Quinte-Curce de la Fondation Bodmer, eux aussi malmenés à une époque où l’on n’attachait pas trop d’importance à des marginalia manuscrits, surtout réputés anonymes.

Ce qui rend cet exemplaire particulièrement émouvant, c’est la présence de l’ex-libris latin que le jeune Montaigne a tracé de sa main en haut de la page de titre pour affirmer sa possession du livre en tant que « Michael Montanus Burdigalensis », puis « Michael Eyquemius Montanus Burdigalensis » (il avait d’abord oublié le patronyme roturier !). Comme pour se grandir, il précise qu’en 1549, date de son acquisition, il avait « presque 16 ans ». Sur les autres livres achetés à cette date, probablement à Paris, il a inversement corrigé « 16 » en « 15 » (Flaminio, 1546) ou en « presque 16 » après biffure (Virgile, 1539 ; César, 1543). Moins d’hésitation pour le Denys d’Halicarnasse de 1546 (acquis en 1551, à 18 ans, dit l’ex-libris sur page de garde). Une autre découverte récente (le manuscrit d’un cours de droit professé à Paris par F. Baudouin en 1561) montre qu’à cette époque encore Montaigne écrivait son prénom et son nom latinisés en haut du titre, comme marque de possession.

Une autre caractéristique du Térence de 1538 semble avoir eu la même destination : la présence en fin de volume d’un motto à l’italienne, qu’on retrouve aussi, toujours tracé de la main de Montaigne, sur l’Ausone de 1517, le Pétrarque de 1550 et, avec variante et sur page de titre, le Léon l’Hébreu de 1549 : un mot attribué à Socrate, que Vauquelin de la Fresnaye adopta lui aussi comme devise. Enfin, placé sur une page de garde du Vida de 1541 (bientôt en ligne sur le site des BVH), un ex-dono latin a joué à l’évidence le même rôle, et cela bien avant que Montaigne ne place au bas de la page de titre sa fameuse signature. Grâce à cet ex-dono et par comparaison graphique avec l’ex-libris du Térence, on peut attribuer sans hésitation les cinq notes latines du Beuther de 1551 à la même main (celle de Montaigne) et à la même période (voir le montage des photos 2 à 8 à la fin de Montaigne manuscrit, op. cit.).

Sur « notre » Térence de 1538, Montaigne toutefois ne s’est pas arrêté là : il a biffé l’ex-libris de 1549 pour le remplacer, en bas de la page (là où sera toujours plus tard sa signature), par un ex-libris abrégé : M E M B (pour Michael Eyquemius Montanus Burdigalensis), suivi d’une date qui n’est plus celle de l’acquisition, mais celle de la seconde campagne d’annotation : 1553 / 20 (ans). Au-dessous, une seule devise, version latine du motto italien placé en fin de volume. Ces deux indications de date sont précieuses, car elles permettent de voir le chemin parcouru entre les notes de type « manchette » qui, en 1549, serrent de près le texte des scholies (Donat, Asper, Cornutus) et celles qui, en 1553, plus développées et partant du bord de la page (donc rognées), renseignent sur les lectures effectuées par l’étudiant dans l’intervalle, directement ou non : Eschyle, Sophocle, Euripide, Théocrite, Plaute, Cicéron, Tite-Live, Ovide, Aulu-Gelle, Lactance, Ausone (auquel renvoient deux notes, et Montaigne a de fait annoté aussi les lieux signalés sur son exemplaire de 1518), mais encore Servius Honoratus le lexicographe (dans le Digeste de Justinien), Cælius Rhodiginus le compilateur (présent aussi dans les notes du Giraldi, du Beuther et du Quinte-Curce), Thomas Linacre le grammairien (enseigné par Buchanan au collège de Guyenne) et Guillaume Budé le grand hélléniste.

Joints à ceux qu’on trouve dans les marges de l’Ausone de 1518 et du Giraldi de 1548, mais aussi sur l’Exemplaire de Bordeaux, les quelques mots grecs logés dans les notes latines du Lucrèce avaient déjà permis de mieux considérer l’aisance avec laquelle Montaigne traçait les lettres grecques et leurs ligatures. Les nombreuses citations du Térence corroborent cet avis, tout en montrant aussi que la connaissance qu’il avait de la langue elle-même était parfois hésitante ou, comme il le dit lui-même, « puerile », scolaire, laborieuse — et c’est sans doute pour cette raison qu’on ne trouve sur EB aucune correction autographe de citations grecques fautives. La main grecque de Montaigne ne doit plus en tout cas être confondue avec celle de La Boétie (à l’œuvre sur d’autres livres signés de Montaigne : Appien, Egnatius, Sophocle, Strabon, Victorius). Quant au graphisme des mots latins, il correspond en tous points à ce qu’on peut remarquer sur les annotations les plus anciennes, tant pour le traitement des ligatures et des abréviations que pour le tracé de certaines lettres, en particulier le g à très grande boucle qui, présent aussi dans les notes autographes du Giraldi et dans les notes latines du Beuther (ainsi que dans les plus anciennes notes en français), ne s’assagira que dans les années 1560 (arrêts du Parlement autographes ; notes du Lucrèce, latines, puis françaises).

L’attention que le jeune Montaigne portait à la philologie et aux commentaires des scholiastes est l’un des enseignements de cette enquête. L’éveil de son intérêt pour la philosophie morale se manifeste aussi à travers ses renvois à Cicéron, Pythagore, Lucrèce, Ausone « à l’école des Sept Sages ». Quant à son appréciation des tournures propres à la poésie comique, seule une étude des nombreux soulignements du texte de Térence aurait permis de l’estimer, mais elle requérait une numérisation intégrale de l’ouvrage. Deux ou trois notes montrent enfin l’ancien élève de Buchanan (il joua dans ses pièces de collège) sensible à l’art du comédien, soucieux de bien comprendre ce qu’est censé éprouver le personnage pour orienter le jeu de l’acteur. Plus anciennes que celles du Lucrèce (31 ans), les notes autographes du Térence (16 et 20 ans) sont à cet égard une belle illustration de l’enseignement qu’on prodiguait au collège de Guyenne : un enseignement qui, avant même celui des Jésuites, réservait une place au dialogue et au théâtre, et par lui à la langue, et par elle à la formation de l’esprit. Humaniste est son nom.

Compte tenu de son ancienneté, de sa singularité, de sa richesse d’information, on aurait aimé pouvoir fournir à l’internaute et lecteur exigeant l’intégralité des fac-similés numériques de cet ouvrage précieux, de façon à ce que chacun puisse au moins apprécier l’exactitude des transcriptions placées en vis-à-vis, et surtout puisse voir un livre qui avait « disparu » depuis 75 ans (quand réapparaîtra-t-il ?). Les propriétaires actuels en ont décidé autrement. Qu’ils soient cependant remerciés pour le privilège qu’ils m’ont accordé en me permettant de manier et photographier le volume à ma guise, ainsi que pour les quelques clichés numériques qu’ils ont, à ma demande, fait parvenir aux BVH avec l’autorisation de mise en ligne.



Alain Legros, 9 mars 2014.

 




Images du Térence

Localisation : Collection privée
Mise en ligne : 11/06/2014


Page de titre Poème liminaire P. 4 P. 22 P. 82 P. 123 P. 133 P. 165 P. 264 Colophon

© Collecton privée


Notes manuscrites de Montaigne


  1. Version diplomatique
  2. Texte régularisé
  3. Traduction et commentaires d'une séléction de notes