Beuther annoté par Montaigne et sa famille
Ephemeris historica, Paris, Michel Fezandat et Robert Granjon, 1551
Localisation : Bibliothèque municipale de Bordeaux : Fonds patrimoniaux, Ms 1922


Introduction
Notes manuscrites de Montaigne


Introduction

Destiné à devenir un lieu de mémoire à usage personnel ou familial, l’Ephéméride historique de Michaël Beuther consacre une page à chaque jour de l’année, en commençant par le 1er janvier. Cette page comprend une partie imprimée et une partie vierge. Après avoir indiqué le mois et le quantième selon trois usages et dans les trois langues de référence (latin, grec, hébreu), la première fait mention, mais pas toujours, de quelques faits historiques qui ont eu lieu ce jour-là, par exemple la destitution de Tarquin le Superbe le 23 février « anno ante nat. Chr. 507 », la mort du roi des Vandales le 23 janvier « anno post nat. Chr. 467 » ou, plus récente, la naissance de François II, le 28 février 1518. D’étendue variable, la partie laissée blanche invite le propriétaire de l’ouvrage à prendre la plume pour tenir une sorte de livre de raison en consignant les faits marquants de sa propre vie et de celle de ses proches, à commencer par les naissances, les baptêmes, les mariages et les morts. A l’occasion et selon la place disponible, y prennent place aussi les voyages et déplacements, les charges, titres et honneurs, la comptabilité familiale. L’inscription éventuelle d’événements heureux ou tragiques de la vie des rois, des princes et des grands contemporains contribue, dans le sillage illustre du memorandum imprimé, à étendre le champ de vision aux dimensions de la région ou du royaume, mais aussi à placer la vie du rédacteur et de sa famille en fort bonne compagnie, si bien qu’elle en tire une sorte d’aura.

Ainsi fait « Michael Montanus » quand il enregistre sa propre naissance un 28 février, le même jour que celle du roi François Ier. Des cinq notes latines qu’il a rédigées de sa main, dès 1551 ou peu après cette date (date d’édition de l’ouvrage), elle est la seule à ne pas avoir été barrée plus tard de traits obliques. Les autres sentent l’étudiant, voire l’étudiant en droit, et parisien, mais aussi le fils d’un soldat des guerres d’Italie : victoire d’Agnadel contre les Vénitiens, mort et « tombeau » littéraire prestigieux de Marguerite de Navarre, morts simultanées des lecteurs royaux Vatable et Toussain, vacance des magistrats romains le 31 décembre. Une étude comparative des graphies permet d’affirmer aujourd’hui que, contrairement  à une idée reçue et tenace,  la main qui a tracé ces notes sur le Beuther est bien la même que celle qui a inscrit en 1549 l’ex-libris « Michael Eyquemius Montanus Burdigalensis » sur la page de titre d’un Térence récemment retrouvé, la même que celle qui a indiqué sur l’une des gardes d’un Vida conservé à Cambridge que l’exemplaire avait été offert au jeune Montaigne (« Michaëli Eyquemio Montano Burdigalensi ») par un certain Sandras (« Nicolaus Sandrasius Parisiensis » : nom mentionné ailleurs comme celui d’un avocat parisien). Le patronyme roturier allait être cependant biffé plus tard de deux traits horizontaux dans la note du 28 février, comme il arrive souvent sur l’exemplaire de Bordeaux quand il s’agit de ne supprimer qu’un seul mot .

Autre date importante du Beuther, et fondatrice : celle de la mort de Pierre Eyquem de Montaigne, le 18 juin 1568. A partir de cette date, c’est en tant qu’héritier de la seigneurie et chef de famille que Michel, son fils, fera usage de son Beuther, désormais en français et d’abord pour y récapituler tous les événements d’importance familiale : naissance et mort du père, naissance des frères et sœurs, mariage avec Françoise de La Chassaigne, donc rétrospectivement la naissance de cette dernière, puis celles de leurs deux premières petites filles, sans oublier l’admission de Michel comme chevalier dans l’ordre de Saint-Michel en octobre 1571. Un point commun à toutes ces pages : l’usage de la forme phonétique « oë » pour « oi », comme dans les marges du Nicole Gilles annoté. Cette deuxième campagne d’annotations couvre donc la période 1568-1571, cette dernière année étant celle du « retrait » tout relatif de Michel sur ses terres, de l’installation de sa « librairie », du début de la rédaction ou dictée de ses futurs Essais (« Dernièrement que je me retirai… », I, 8).

Par la suite sur le Beuther comme ailleurs, après abandon de l’orthographe réformée, « Françoëse » deviendra « Françoise » et « moi » sera préféré à « moë ». Il devient alors difficile de dater les interventions de Montaigne, qui s’étalent sur une vingtaine d’années, comme les Essais eux-mêmes, et sont sans doute rédigées ou complétées au fur et à mesure ou par petits paquets (là encore, même pratique que pour l’opus magnum). Deux sont plus développées que les autres : en 1584, un 19 décembre, le séjour d’Henri de Navarre et de sa suite à Montaigne (fierté d’avoir pu accueillir tant de monde en sa demeure, fierté d’avoir hébergé un souverain qui lui faisait confiance, fierté d’égrener les noms des grands qui l’accompagnent) ; en 1588, un 10 juillet, l’embastillement de Michel et sa libération (fierté d’avoir été pris comme monnaie d’échange d’un gentilhomme normand prisonnier du roi, fierté d’avoir intéressé à sa cause Catherine la mère du roi, Henri de Guise le maître de Paris, sans oublier Villeroy secrétaire d’état, même s’il passe encore dans la note quelque chose de l’appréhension qu’a dû éprouver celui qu’on avait ainsi « pris prisonnier » en un moment si trouble). La dernière note de Montaigne sera, à la date du 31 mars 1591, celle qui enregistre la naissance de sa première petite-fille. Dans l’état actuel de l’exemplaire, on compte au total 46 notes autographes de Montaigne sur son Beuther, dont certaines biffées et réécrites à une autre date.

Léonor, la seule fille survivante de Montaigne, prend le relais de son père, mais seulement à partir de 1595, lorsque, veuve de son premier mariage depuis 1594, elle reviendra avec sa fille habiter à Montaigne près de Françoise, sa mère. On a d’elle quatre notes sur le Beuther, attestées par la connaissance qu’on a de sa main (la lettre d’envoi d’un exemplaire de la Théologie naturelle conservé à Harvard), et aussi par le fait qu’ici-même elle enregistre la naissance de « Marie de Gamaches ma fille ». Sa première intervention est sans doute celle du 13 septembre, où elle signale que le corps de son père a été transporté aux Feuillants de Bordeaux pour être mis dans le tombeau que sa veuve lui a fait élever. Elle loge alors ce complément de note juste au-dessous d’une note brève qui signale la mort de « Michel seigneur de Montaigne » en l’année 1592, note qui, selon toute vraisemblance, doit être attribuée à Françoise, veuve de Michel et mère de Léonor, avec deux autres notes de 1594 et de 1595 (même main).

La mort de Léonor, le 23 janvier 1616, est enregistrée par Bertrand de Montaigne, petit frère de Michel et sieur de Matecoulon. C’est du moins ce qu’on peut supposer, car les six autres notes de la même main (donc sept en tout et non une dizaine comme on le lit parfois) montrent un intérêt marqué pour sa descendance « Belcier », enfants et petits-enfants, jusqu’en 1623 (désigné comme « premier mâle » de sa fille Madeleine), très particulièrement et non sans émotion pour la mort de son fils Gabriel (un « très gentil » chevalier, si prometteur !). Autre indice : l’inscription du mariage de Bertrand le 10 septembre 1591 (son frère, encore vivant à cette date, avait omis cet événement). C’est en prenant le relais de Léonor que Bertrand de Montaigne, sieur de Matecoulon, a dû combler cette lacune.

Nous appellerons, faute de mieux, « Belcier 1 » celle qui a ensuite enregistré la naissance de cinq des neuf enfants de Madeleine de Montaigne, fille de Bertrand et de Lancelot de Belcier, sieur du Gensac. Celle des trois premiers avait déjà été enregistrée par Bertrand, leur grand-père, qui n’écrit plus rien sur le Beuther après 1623. Est-il mort à cette date ?  Toujours est-il qu’une seule et même main se charge d’enregistrer les naissances des suivants (sauf pour le dernier, Louis), entre 1627 et 1635. Ce pourrait être Madeleine, en admettant qu’elle soit veuve à cette époque et qu’elle ait à son tour passé le témoin à l’un ou l’autre de ses enfants bien avant sa mort (1666). On a cependant du mal à croire qu’elle ait pu commettre un bien étrange lapsus calami à la page du 16 mai (1631), jour de naissance de Jeannetin de Belcier, petit-fils de Bertrand, présenté ici comme l’enfant de « dame Charlotte Madeleine de Montaigne ». La vraie mère aurait-elle fait un telle erreur en enregistrant la naissance de son fils et en faisant de sa fille aînée l’épouse de son propre mari ?  Le fait que la même main ait noté à la page du 25 août (1610) la naissance d’un petit « Joumard » en Périgord, sans attache apparente avec la famille de Montaigne, pourrait faire attribuer ces notes à quelque personne étrangère à cette famille. Une personne au service de Madeleine et de sa nombreuse progéniture ? Mais c’est pure conjecture.

Rédactrice de 19 notes, la main que nous appellerons « Belcier 2 » appartient assurément à la fratrie Belcier, puisqu’on trouve à la page du 9 avril, jour du mariage de Jeannetin de Belcier avec Madeleine de Ségur — qu’il mena « chez lui à Matecoulon » : il s’agit toujours de la descendance de Bertrand via Madeleine et son époux Belcier — cette précision : « Mon frère Jeannetin ». Ce pourrait être Claire, si on remarque que la même main n’a pas oublié les enfants et petits-enfants nés de son union avec Jean-Jacques de Lamberterie. Elle n’oublie pas non plus de suivre les destinées malheureuses des enfants issus du mariage de Marie de Gamaches, fille de Léonor, et de Louis de Lur. Ce sont eux, les héritiers en ligne directe de Montaigne. C’est chez eux que la famille attendait un mâle qui « relevât le nom et les armes » du grand-père. Las, les deux garçons ont des destinées tragiques. Restent trois filles, dont Marguerite, longtemps en procès avec sa cadette, Claude-Madeleine. Qu’elle soit ou non de Claire, la main « Belcier 2 » n’a garde d’oublier la descendance de Marguerite, en quelque sorte prioritaire : deux garçons là aussi, mais ils meurent, et la fille restante n’aura pas d’enfants… La place est libre, si on peut dire, pour la cadette, Claude-Madeleine, et sa progéniture, après un long procès contre sa sœur aînée.

La main de Claude-Madeleine est, quant à elle, authentifiée par au moins deux notes : celle de la page « Februarius » où elle enregistre la naissance de Jean de Ségur « mon fils », en 1676, et celle du 28 mars où elle signale la mort au combat de « Mr de Montasau mon époux », en 1677. Elle est aussi bien reconnaissable par ses maladresses, tant dans la mise en page que dans son peu de maîtrise de la langue écrite et dans l’intérêt plus ou moins grand de ses notes, au nombre de 24 (parmi elles, le détail comptable des démêlés qu’elle a eus avec son « mugnier » ou meunier et son « autesse » ou hôtesse »…). Grâce à elle, toutefois, on a des renseignements sur les destinées de ceux dont une autre main avait salué la naissance : dates et parfois circonstances de leur mort, lieu de leur inhumation.

Selon toute vraisemblance, c’est à Jean de Ségur, son fils, donc le petit-fils de Marie de Gamaches et l’arrière petit-fils de Léonor, que l’on doit les ultimes notes du Beuther, d’une écriture serrée et régulière. Neuf en tout, enre 1699 et 1716. Il y est question de la descendance dudit Jean de Ségur et de son épouse, née Gauffreteau (famille de l’auteur de la Cronique Bourdeloise, et on retrouve ce nom comme marque de propriété sur la page de titre du Térence annoté par Montaigne…), ainsi que de la famille alliée des Pontac. C’est sans doute en tant que nouveau propriétaire de Montaigne et déclaré tel par décision de justice en 1699, que Jean de Ségur a écrit sa première note, précisément à cette date (voir A. Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000, p. 441-445).

La présente édition apporte ainsi quelques éléments nouveaux par rapport à l’ouvrage de référence que constitue encore, à quelques erreurs près (transcriptions, attribution de mains), l’étude fouillée de Jean Marchand (Le livre de raison de Montaigne, Paris, Compagnie Française des Arts Graphiques, 1948), indispensable pour les tableaux généalogiques en fin de volume, l’index des noms et plusieurs commentaires biographiques auxquels il renvoie. La numérisation intégrale du Beuther de Montaigne, y compris pour les pages manquantes (et pas seulement pour la page de la Saint-Barthélemy parisienne comme on aime à le répéter), permet aujourd’hui un examen plus attentif du document grâce aux couleurs et aux agrandissements que celui qu’offrait jusqu’ici le fac-similé en niveaux de gris de Marchand, quelle que soit sa qualité. Elle permettra sans doute aussi de laisser un peu reposer le précieux volume de la Bibliothèque Mériadeck, passablement malmené au cours des siècles.

Selon le témoignage de François-de-Paule Latapie, un ami des Montesquieu, il avait été aperçu au château par le curé de Saint-Michel, Gabriel Bouquier l’ancien, vers 1750. Après bien des péripéties qui l’ont acheminé jusqu’en Amérique, il est revenu à Bordeaux, plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge… Usage, ou plutôt usure : de la page de titre, il ne reste environ que le tiers, si bien qu’on ne saurait dire si Montaigne y avait inscrit une marque de possession. Dans l’état actuel, plus d’une trentaine de feuillets manquent, où se trouvaient peut-être des notes manuscrites ; une trentaine d’autres se réduisent à des fragments si petits qu’on ne saurait dire si les feuillets contenaient ou non des notes manuscrites ; sur quelques autres enfin les parties conservées permettent ou non la restitution de texte suivant la surface conservée, à l’exception de la page « November » dont le texte manuscrit a manifestement été découpé aux ciseaux. Les feuillets les plus endommagés et ceux qui ont disparu se trouvent presque tous au début du livre.

La reliure en vélin a beaucoup souffert elle aussi, surtout au premier plat, réduit au moins de moitié. C’est à peine si on voit encore qu’elle était à rabats. Mais on lit encore au dos un titre à la plume : « Ephemeris [?] / Historica / Michaelis / Beutherij ». Les lettres M, B et h ne me semblent pas de la main de Montaigne, mais il faudra examiner cela à la lampe de Wood pour en être sûr. 

En proposant trois modes successifs de transcription (version diplomatique, texte régularisé, modernisation minimale) la présent édition numérique renouvelle celle que j’ai publiée dans Montaigne manuscrit (Paris, Editions Classiques Garnier, 2010, p. 67-102), ouvrage auquel on voudra bien se reporter pour des commentaires de détail et une mise en perspective des traits caractéristiques, soit stables soit changeants, de la main de Montaigne.

Tous les livres mentionnés ci-dessus sont présents ou appelés à l’être bientôt, sous une forme ou une autre (fac-similés et/ou transcriptions) sur le site des BVH, donc consultables et téléchargeables, comme le Beuther lui-même à lafin de ce mois de novembre 2014.



Alain Legros, 3 juillet 2013.

Mise à jour et refonte partielle, le 7 novembre 2014.



Accès au fac-similé


Notes manuscrites de Montaigne

  1. Texte diplomatique
  2. Texte régularisé
  3. Texte modernisé